Jardin paysage
'Le jardin des Jouet'
Les jardins secrets ou les secrets des jardins
Le Château et le jardin de Troissereux
Franck ROLLAND vous livre une étude passionnante sur l'histoire du château et des jardins de Troissereux de l'Oise fondée sur des années de recherches
Une œuvre
protestante de la Renaissance
Le château de Troissereux, château brique et pierre entouré de douves et prolongé par un jardin, est une énigme offerte à la sagacité du chercheur.
Mon intérêt pour
l’histoire du château de Troissereux a commencé en 1986, lorsque, étudiant,
je l’ai découvert lors de sa reprise par ses propriétaires actuels. Il était
alors dans un état de délabrement avancé, et avait été utilisé depuis une
cinquantaine d’années par des collectivités. Une notice publiée par le
GEMOB, en 1992, faisait le point sur ce château1. L’auteur de
l’article remarquait très justement que cet édifice n’avait jamais été
étudié pour lui-même. Il inventoriait les rares ouvrages dans lesquels le château
faisait l’objet de quelques lignes, et notait qu’il n’y avait aucun
article consacré à cette demeure, classée Monument Historique en 19832.
De mon côté, j’étudiais la famille Bourrée de Corberon, propriétaire du
domaine de 1752 à 1903, et tout particulièrement le journal du chevalier de
Corberon3, rédigé en majeure partie entre 1775 et 1781. La tempête
du 26 décembre 1999, en faisant tomber de nombreux arbres dans le parc, attira
mon attention sur le jardin qui nécessitait alors une remise en état.
Contrairement à ce qui avait été parfois écrit, il ne m’apparaissait pas
comme un jardin du XVIIIe siècle, mais comme un jardin contemporain
de la construction du château actuel. Les Corberon, proche du pouvoir royal,
m’étaient apparus très aisés au travers du journal cité, mais aussi très
économes. Aussi était-il peu probable qu’ils aient fait réaliser ce jardin
qui me semblait faire un tout avec le château. Au fil de mes recherches,
l’architecture savante et hermétique de ce dernier se révéla comme étant
le reflet possible d’une culture de la noblesse protestante, interrompue
brutalement par la Saint Barthélemy. En effet, l’étude des œuvres de
Palissy et de Rabelais nous renvoie à des hypothèses pour une attribution du
jardin à Palissy, et, sous toute réserve et dans l’attente d’un travail
plus approfondi, du château à Serlio. Une étude scientifique permettrait de résoudre
ces interrogations et de mettre un terme à la polémique créée par
l’article paru sur ce sujet dans Le
Monde4.
Un
refuge huguenot au XVIe siècle.
Le
fief de Troissereux a appartenu depuis le moyen âge à de puissantes familles
nobles5.
Par le jeu des alliances, il devint à la fin du XVe siècle la propriété de Georges Paléologue de Bissipat, dit Georges le Grec. Le mariage, le 5 octobre 1542, de sa petite fille Hélène d’Aspremont, apporta cette seigneurie à Jean de l’Isle Marivaux. Ce dernier, né le 8 juin 1500, décédé à Marivaux le 22 mars 1572, eut une situation brillante6. En effet, il était chevalier des ordres du roi, maître d'hôtel de ce dernier, capitaine de Beauvais, bailli de Mantes et de Meulan, seigneur de Marivaux et de Troissereux, lieutenant général au gouvernement d'Ile-de-France en 15637. Jean de Marivaux était dans l’entourage du frère du connétable Anne de Montmorency, François de Montmorency, seigneur de La Rochepot et de Mello. Il fut envoyé par ce dernier à Dubourg en mai 1538 pour recevoir le salaire mensuel de ses hommes8. Il devint un personnage assez important dans le gouvernement militaire d’Ile de France dès 1550, en étant lieutenant général en l’absence de La Rochepot puis de Coligny9. Plusieurs études sur les origines de la Réforme à Beauvais nous apprennent que les Marivaux introduisirent le calvinisme sur leurs terres, et que le château de Troissereux fut un centre de prédication10. Après la Saint Barthélemy, Hélène d'Aspremont se convertit à la religion romaine, néanmoins le château resta un refuge pour les protestants de la région avec ceux de Mouy et de Crèvecoeur11.
La grande figure du Beauvaisis
pour cette période est Odet de Châtillon, évêque catholique de Beauvais,
cardinal. Il était le frère de l’amiral de Coligny. Il est soupçonné
d’avoir été sympathisant de la Réforme dès son arrivée à Beauvais en
1535. Jean de Marivaux est un proche d’Odet de Châtillon. En effet, il était
présent à Merlemont le 1er avril 1561 lors de l'abjuration d’Odet
de Châtillon, de même qu'à son mariage avec Isabelle de Hauteville le 1er
décembre 1564. Cérémonie à laquelle participa toute la famille Coligny et
les membres importants du parti protestant12. Dès le 25 mai 1534,
dans une réunion du chapitre de la cathédrale de Beauvais, il fut question
d'aménager le Thérain, dont les inondations causaient des dégâts dans
Beauvais et aux moulins de la vallée. La Rochepot promit de contribuer à la dépense.
Odet de Châtillon en fit de même lors de son arrivée à Beauvais13.
Un des fils de Jean de l'Isle Marivaux, Claude, héritier de Troissereux, fut fidèle aux idées de son père. Il fut capitaine du château et bourg d'Arques en Normandie, gouverneur des villes et citadelles de Laon, lieutenant général au gouvernement d'Ile de France. Il était surnommé Marivaux le Sage. Le seigneur de Marivaux faisait partie de la maison de Monsieur. Le journal de Pierre de l’Estoile cite, en janvier 1576, une tentative d’assassinat le 26 décembre 1575 sur le duc d’Alençon. Marivaux fut alors envoyé par le duc d’Alençon pour en avertir son frère, le roi Henri III14. Il mit son épée au service du nouveau roi Henri IV et s'illustra lors de la bataille d'Ivry, en 1589 en secourant, avec des gentilshommes picards, le roi, alors que ce dernier était en difficulté15. En février 1589, le maire de Beauvais fit une requête au duc d'Aumale pour s'emparer du château de Troissereux qui était un refuge de gentilshommes hérétiques16. Claude de Marivaux écrivit aux Beauvaisiens, les suppliant de se rallier au roi. Aussi le duc de Mayenne, général de la Ligue résidant à Beauvais, ne supportant pas d'être nargué, dévasta le village et fit massacrer les huguenots de Troissereux en 1590. En septembre de la même année, Claude de Marivaux participa à une réunion organisée par François de La Noue pour mettre en place une guerre des partisans. Ils combattirent ensemble activement dans le Beauvaisis. Cette situation dégrada ses finances, l’obligeant à hypothéquer ses terres et une rente17. Le 7 janvier 1595, il fit partie de la première promotion des chevaliers de l'ordre du Saint Esprit. Celle-ci eut lieu après le sacre du roi Henri IV18.
A sa mort en 1598, Claude de Marivaux avait six filles dont Renée, Marguerite et Catherine. La seigneurie est partagée entre d’eux d’entre elles : Marguerite, mariée en 1606 à Jean de Lameth, Seigneur de Bournonville, et Catherine, mariée à Antoine de Sénicourt, Seigneur de Sesseval. Ce partage crée des conflits d’intérêt entre Renée, femme de François de Hallencourt, Seigneur de Drosmesnil et Marguerite, dame de Bournonville. En 1609, Drosmesnil est tué par le valet d’Antoine de Lameth, frère de Bournonville. Les meurtriers, effrayés par les conséquence de ce crime s’enfuient à l’étranger pendant plusieurs années19.
Lors du partage, la seigneurie de Marivaux fut vendue à François de l’Isle, frère de Claude de Marivaux.
Une communauté protestante était
encore présente à Troissereux au XVIIe siècle20.
Le parc entourant le château a fait l’objet d’une notice rédigée par M. Claude Dubois, qui l’attribue au XVIe siècle21. Pour ce dernier, si le jardin n’est pas documenté avant 1769, la communication des deux grands canaux avec les douves du château qu’ils alimentent suggère toutefois leur contemporanéité avec les parties les plus anciennes du château, voire une certaine antériorité. À l'ouest du château, deux grands canaux (550 et 320 m) entièrement dallés communiquent avec les douves. Toute une série de canaux afférents drainaient le bras du Thérain dans la partie la plus marécageuse et en apportaient les eaux à un très long canal. Ce dernier ne se déverse dans la rivière qu'à plus de 500 m en aval du château, là où aboutit également un canal plus large dont le tracé emprunte sans doute le cours d'un ancien bras de rivière. Tout ce réseau hydraulique étonnamment complexe qui a permis l'établissement de moulins, ne subsiste qu'en partie, mais se lit très clairement sur le plan établi en 176922. Le moulin de Troissereux s'appelle « le Moulin des Huguenots ». Le bail d'un moulin, datant du 6 août 1751, fait référence à un système hydraulique. Il en est de même dans un acte passé le 27 septembre 1761 entre l'Evêque de Beauvais et Pierre-Daniel Bourrée de Corberon, seigneur de Troissereux, concernant des droits de pêche23. Dans ce dernier acte, les parties se réfèrent à un acte du 10 octobre 1647. A cette date, le jardin, les canaux et le système de gestion des eaux sont déjà établis.
Sur le plan de 1769, nous observons que le jardin est constitué, au nord, de quadrilatères juxtaposés, divisés en parterres : entre les deux grands canaux, une pelouse. A l'est, un parterre carré de dessin traditionnel, où apparaissent des cabinets verts et un autre trapézoïdal très adroitement divisé par deux allées se coupant à angle droit. Enfin, plus à l'est encore, se trouvent la ferme, le potager clos de murs avec ses puits et ses escaliers. Pas de statues, ni pavillon, ni temple circulaire. Il n'y a que du végétal.
A l'extrémité de la prairie,
une surélévation du terrain de forme circulaire d'une hauteur légèrement inférieure
à un mètre pour une circonférence d'une quinzaine de mètres existe. e. Reste
d’une motte ou d’une grotte?
Dans la « Recepte Véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors » publié en 1563, Bernard Palissy livre un véritable projet de jardin24. Fidèle à la parabole des talents, il décrit un jardin, le jardin d'Eden et un refuge. Ce projet semble être un rêve, « une utopie vide remplie par la présence de Dieu » comme l’écrit Franck Lestringant25. En effet, Palissy ne donne, en fidèle calviniste, aucun dessin de son jardin et utilise son texte pour transmettre ses idées. Pour Gilles Polizzi, « la promenade évoque un paysage qui n'a presque aucune relation avec celui du jardin »26. Néanmoins, le descriptif est trop précis pour que ce projet ne soit qu'un songe. Dès 1902, Ernest Dupuy envisage dans la biographie de Bernard Palissy, que lors de la publication de La Recepte Véritable, l'auteur ait déjà fait ses preuves en matière de jardin27. Léonard N.Amico s’interroge également sur la possible réalisation du jardin28. En reprenant cette idée, Michel Racine nous convainc que le jardin est tout à fait réalisable, et en établit un plan schématique29 à partir du texte.
Dans sa dédicace à Catherine
de Médicis, Palissy indique que ce livre pourra servir à l’édification de
son jardin de Chenonceaux. Keith Cameron s’est demandé si La Recepte
Véritable n’était pas « une sorte de livre publicitaire, publicité
huguenote et publicité commerciale ». Le livre aurait alors permis à
Palissy d’exposer ses qualités et aptitudes pour obtenir le marché de ce
jardin30. Or la vallée du Thérain est entrée avec le comté de
Clermont-en-Beauvaisis dans l’apanage de la Reine Mère depuis 156231.
L'organisation et la situation du jardin telles qu'on peut les lire sur le plan de 1769 correspondent à celles données par Palissy32. Cette concordance apparaît également avec l’étude des Discours Admirables écrits en 1580. En effet, la construction des pièces d'eau avec leur système hydraulique complexe y est expliquée avec un luxe de détails techniques. Palissy expose la construction des pièces d'eau et leurs fonctions.
Les canaux ont permis, non seulement d'assurer le drainage de la prairie, mais aussi de relever le niveau des terrains grâce à l’ajout des terres issues du creusement des pièces d'eau. La plantation d'arbres en bordure de ces canaux, préconisée par Palissy, avait pour but de filtrer l'eau et de l'enrichir en "sels". Un tuyau placé entre ces canaux et un puits assurait en permanence de l'eau potable au château. Il s’agit ici une fontaine naturelle33.
Il semble que Palissy se soit
ingénié à créer des correspondances entre ses deux livres, en fournissant
les clés de lecture de la Recepte Véritable
dans son second ouvrage, ou, pour le moins, à expliquer en détail la création
et la fonction de tous les éléments qui composent ce jardin.
La surélévation du terrain,
à l'extrémité de la prairie, est à rapprocher du dessin de la grotte inventée
par Madame La Grand34. Sur ce dessin, la grotte est située à l'extrémité
d'un canal et d'une prairie, souterraine, de forme circulaire et couronnée d'un
parapet. Cette grotte est restée jusqu'à ce jour un mystère et n'a jamais pu
être attribuée à une réalisation connue35. Peut-on la situer à
Troissereux ? Aurait-elle été détruite et comblée après le tremblement
de terre du 6 avril 1580 (d’une magnitude estimée à 6 sur ce qui est
aujourd’hui l’échelle de Richter) qui fit de nombreux dégâts dans la région36 ?Une
hypothèse identifie Mme La Grand comme étant Claude de Beaune, épouse de
Claude Gouffier, Grand Ecuyer, qui se faisait appeler Monsieur Le Grand37.
Néanmoins une seconde hypothèse peut être envisagée concernant Mme La Grand :
Antoinette Isabeau de Beauvau (1485-1539), mère de Claude d'Urfé, le
commanditaire des jardins de La Bastie d'Urfé, était appelée Madame La Grande38.
Jean de Marivaux est-il cité
par Bernard Palissy sous le nom de M. de Trois rieux39. En effet,
dans la Topographia Galliae de Mérian40 publiée en 1655, le
village de Troissereux apparaît sous le nom de Troisse reux. Un lien est donc
possible entre Troissereux et Trois rieux. Palissy cite ses amis du nom de leur
terre. Ainsi le personnage qu'il désigne sous le nom de M. de Roissi
dans le même texte n’est autre que Henry de Mesmes, seigneur de Roissy et de
Malassise41. Néanmoins, désigne-t-il peut-être ainsi Etienne
Troilrieux, fournisseur des marbres pour les sépultures royales? A-t-il voulu
entretenir la confusion entre les deux personnages ?
La présence de Palissy et de sa famille dans le Beauvaisis est incontestable. D’une part, Palissy décrit avec précision, dans les Discours Admirables, la production de poterie de Savignies en Beauvaisis ; preuve qu’il y est venu et qu’il connaissait la région. Ce village est situé à 6 km de celui de Troissereux. D’autre part, il existe au minutier central des notaires un acte du 27-30 septembre 1584 qui concerne un différend entre Palissy et son gendre Charlemagne Moreau. Ce dernier porte le titre de «marchand et demeure à Mouy avec ses enfants»42. Or Mouy, situé dans la vallée du Thérain à 30 km de Troissereux, était une place protestante qui servait de refuge aux huguenots de Beauvais.
Le jardin est-il cité dans le Quart Livre de Rabelais ?
Nous pouvons donc nous demander si, sous le personnage de Dindenault, Rabelais ne décrit pas Palissy. Ce dernier a vécu à Saintes, située à 11 km de Taillebourg sur les bords de la Charente44. Palissy, dans la dédicace de la Recepte Véritable au maréchal de Montmorency, écrit qu'il n'est «qu'un simple artisan qui ne sait lire ni le grec ni l'hébreu», en opposition à Rabelais l'universitaire dont les textes sont enrichis de citations latines et de références à l'Antiquité. Dindenault, dans le chapitre VII, fait référence à l’utilisation de la marne pour l’amendement des terres. Tout comme Palissy qui consacre un chapitre des Discours Admirables au sujet. Après la marne, Dindenault parle d’alchimie et de salpêtre, autres sujets traité par Palissy dans les Discours Admirables.
Le "Roy Ohabé", du mot hébreu "mon ami"45, pourrait bien être Odet de Châtillon, avec un jeu de mots sur «Odet Abbé». Ce dernier avait accordé un privilège de publication de 10 ans pour le Quart Livre, alors que les autorisations de publication étaient à cette époque de 5 ans. Odet de Châtillon est aussi le dédicataire de l’Histoire naturelle des estranges poissons marins, publié en 1551 par le naturaliste Pierre Belon. L’épisode du chapitre XXXIII, la rencontre d’un monstre marin par Pantagruel, n’est-il pas à rapprocher de cet ouvrage ? À cet égard, Pierre Belon connaissait bien le médecin Guillaume Rondelet, ami de Rabelais.
Pour connaître Priapus, il convient de relever les informations données sur ce personnage par Rabelais. Priapus est cité dans le Tiers Livre dans le chapitre VIII, «Comment la braguette est première pièce de harnois entre gens de guerre», nous y apprenons que Priapus est un militaire. Dans le Prologue du Quart Livre, Priapus est le gardien du Jardin. Rabelais y évoque un concert de musiciens entendu dans «un jardin secret soubz belle feuillade». Il nous donne alors une liste de 33 musiciens, dont nombre d’entre eux étaient, comme Certon, attachés à la Sainte Chapelle de Paris qui relevait d’Odet de Châtillon, ou à la cathédrale de Beauvais comme Hesdin. Il est finalement « une andouille » (un calviniste)46 dans le chapitre XXXVIII. Dans ce dernier texte, nous trouvons des informations importantes sur Priapus. Il est également «le grand tentateur des femmes par les paradis», du grec jardin. Rabelais utilise pour le nommer un italianisme ironique, «messer»47. Priapus a été transformée en l’andouille Ithyphalle. La note de Mireille Huchon à ce sujet nous informe que pour Agrippa, De originali peccato, 1532, le serpent tentateur n’est autre que le pénis d’Adam48.
Avant de nommer Priapus, Rabelais nous indique que «Le serpens qui tenta Eve estoit andouillicque, ce nonobstant est de luy escript, qu’il estoit fin et cauteleux sus tous aultres animans». La référence à la Genèse semble évidente49. Priapus serait donc un militaire, calviniste, gardien du Jardin, et dieu de ce Jardin qui ne serait autre que le Jardin d’Eden de la Genèse. Priapus, le propriétaire du jardin décrit par Rabelais n’est-il pas également celui du Jardin d’Eden décrit par Palissy dans la Recepte Véritable ? Ne pourrait-il pas alors être identifié comme étant Jean de l’Isle Marivaux?
La présence de Rabelais à Beauvais est probable à double titre. Beauvais était le siège de l’évêché d’Odet de Châtillon, le dédicataire du Quart Livre. D’autre part Martin du Bellay, un membre de la famille du Bellay (protectrice de Rabelais), était présent dans la proche Picardie durant les années 1544-1545; mais aussi jusqu’en 1548-1549. Il a aidé La Rochepot dans la lutte contre les Anglais lors de l’invasion du Boulonnais par ces derniers. Or Troissereux se trouve sur la route de Paris à Boulogne. Pendant cette campagne était aussi présent Gaspard de Coligny, le colonel général de l’infanterie française54.
Il est donc légitime de se demander si «le jardin secret» du prologue du Quart Livre ne serait pas celui de Troissereux. Celui-ci serait alors antérieur à 1546, année de rédaction du Quart Livre.
Or à l’automne 1544, il y a eu d’importants passages de troupes dans le Beauvaisis. Jean de l’Isle Marivaux a t-il utilisé ces dernières et les ingénieurs militaires pour établir son jardin55?
Le monument
Le château, en forme d’équerre comprend deux corps de bâtiment. L’aile principale comporte deux étages coiffés par de hauts combles. Elle possède, coté jardin, deux pavillons d’angle rectangulaire qui font un léger saillant par rapport à la façade. Coté cour, dans l’angle du bâtiment, il y a une tour de forme circulaire dans ses premiers niveaux, puis carrée au dernier étage, coiffée d’une toiture à quatre pans, surmontée d’un petit lanternon hexagonal.
L’autre aile présente deux niveaux de même hauteur que l’aile principale et se prolonge par une longue galerie à un niveau surelevé. La porte d’entrée mène à un vestibule central débouchant sur la porte arrière donnant sur le jardin. On y accède du coté cour par un escalier en forme de pyramide tronquée et, du coté jardin, par un escalier à volée double.
Le château conserve beaucoup d’allure, grâce au jeu de couleurs rose et blanche provenant de l’appareillage brique et pierre, mais également à un savant équilibre entre lignes horizontales et lignes verticales. Il existe un jeu subtil de tables de pierres saillantes sur un fond de briques et de tables de briques saillantes sur un fond de pierres.
Un château plus ancien, du XVe siècle, a été absorbé dans le château actuel.
L’appareillage en
brique, présente par endroits des losanges décoratifs. Quant à
l’encadrement en pierre des fenêtres d’origine, il ne comprend ni harpe ni
bossage et laisse place à un chambranle rectiligne qui est mouluré à
crossettes inférieures56. Le mur de briques de la galerie est décoré
côté parc d’une grecque en pierres blanches. Deux chiffres en briques
vernissées sont encore lisibles, le premier, «1», tout contre l’encadrement
d’une fenêtre, le second, «4», entre cette fenêtre et la suivante ;
les autres chiffres intermédiaires ont été détruits. Josiane Sartre dans les
châteaux « brique et pierre », souligne « l’aspect fort
différent » de ceux de la région, de la façade du château de
Troissereux, dont le type d’appareillage de la pierre est assez rare57.
L’intérieur de l’édifice a été en partie remanié au XVIIIe siècle. De nouvelles ouvertures ont alors été percées dans les façades. Le château comporte, dans le sous-sol de son aile située face au grand canal, une citerne approvisionnée par un puits, lui-même alimenté par un robinet relié au canal par un tuyau.
Sebastiano Serlio architecte du château ?
Néanmoins, le fait que Troissereux ne corresponde à aucun plan publié ne signifie pas qu’on ne puisse pas envisager la paternité de Serlio. En effet, pour Ancy-le-Franc, château de référence attribué à Serlio avec certitude, aucun des dessins du Sixième Livre ne correspond à l’édifice réalisé. L’architecte passe volontairement sous silence la version édifiée60. Sabine Frommel souligne d’une part, que « le propos du traité n’est pas de faire un catalogue des quelques œuvres bâties, mais de donner des règles et de proposer des modèles »61; et, d’autre part, que Serlio a assimilé avec subtilité et invention les techniques proprement françaises62. Ainsi, Troissereux, comme Ancy-Le-Franc, possède des combles typiquement français. Dans les deux monuments, il n’y a pas de fronton au-dessus des fenêtres. De même, on constate une certaine irrégularité dans la disposition des ouvertures63.
Dans le sous-sol du Grand Ferrare existaient des bains, alimentés en eau courante à partir d’un réservoir cylindrique, lui-même alimenté en eau par un tuyau en plomb, à partir du fossé. Ce système correspond également à celui décrit par Palissy64 et dont Troissereux semble être l’application. De même, il y existe un accès direct par un escalier dérobé, du rez-de-chaussée à une pièce du sous-sol qui devait être les bains, et qui servait de salle de douches lorsque le château était utilisé par des collectivités.
D’autre part, nous savons avec certitude que Serlio a travaillé et séjourné dans cette région. En effet, il s’est rendu plusieurs fois en 1544 au nord de Paris, dans l’actuel département de l’oise, à 68 km de Troissereux. Il était alors surintendant des propriétés du cardinal d’Este, et à ce titre, il s’occupait de l’abbaye de Fontaine-Chaalis. Il y bâtit un portail en bossage rustique65.
Néanmoins, il existe des différences dans les deux manuscrits du Sixième Livre de Serlio. Ainsi, dans celui de New York, il nomme le Grand Ferrare, alors que dans celui de Munich une variante du même plan est celle de la maison du « Capitano »66.
Frank Lestringant note que des caractéristiques de l’architecture de Serlio se retrouvent dans la description du jardin de Palissy67.
Nous pouvons nous interroger sur les rapports de Serlio avec le protestantisme. Outre les publications de Mario Carpo, la présence de l’inscription « Soli Deo Gloria » accompagnée de la date 1546, au-dessus du portail sud-ouest du château d’Ancy-le-Franc, n’est-elle pas un indice d’un lien du commanditaire ou de Serlio avec les réformés68?
Conclusion
et prospectives
Il est nécessaire de faire avancer la connaissance de ce monument inédit et important. L’hypothèse concernant Serlio, en l’absence de documents directs, puisque le chartrier du château a disparu, est contestée. Ainsi, à la suite de l’article du Monde, la spécialiste de Serlio, Sabine Frommel, qui a visité le château, a affirmé que le château datait de la fin du XVIe siècle, et qu’il n’était pas une œuvre de cet architecte70.
Cependant, de nombreuses interrogations demeurent. De multiples sources manuscrites existantes sur cette période sont à étudier. En particulier, celles dont la liste est donnée en bibliographie de l’ouvrage de D. Potter, de même que les archives hospitalières et religieuses du Beauvaisis, conservées aux archives départementales de l’Oise. Il serait également intéressant d’étudier les archives sur cette période conservées à Genève. Sur le château, une fouille et un dégagement accompagnés d’un relevé des caves, un piquetage des enduits internes, une étude de la possible salle des bains et une restitution du programme initial restent à effectuer, afin d’organiser la chronologie des deux ailes. Une campagne de fouille accompagnée de relevés précis est urgente pour le jardin, sachant qu’il est morcelé entre plusieurs propriétaires et que le potager et le verger ont déjà été lotis. Cette étude permettrait de déterminer si le parc possède les restes d’une motte ou d’une grotte comblée et de restituer la végétation initiale.
Il serait enfin judicieux de comparer cet ensemble château-jardin avec ceux existants ou détruits de la noblesse protestante contemporaine dans le Beauvaisis et en France. Troissereux ne serait-il pas le seul survivant d’un modèle de jardin protestant proposé par Palissy? Les châteaux de Chaulnes et Nesles et leurs jardins ne présentaient-ils pas des caractéristiques similaires71?
NOTES
1) Philippe Bonnet-Laborderie, Le château de Troissereux, Beauvais, GEMOB, n°54-55, 1992.
2) Jean-Pierre Babelon, Châteaux de France au siècle de la Renaissance, Paris, Flammarion-Picard, 1989, p.715.
3) L.H. Labande, Un diplomate français à la cour de Catherine II (1775-1780), Paris, Plon, 1901, 2 vol. in-8°. Manuscrit conservé à la Médiathèque Ceccano d’Avignon, mss 3059.
4) Frédéric Edelmann et Emmanuel de Roux, « Serlio, auteur surprise d’un château picard mystérieux », Le Monde, 24-25 novembre 2002, p. 21.
5) Ibid 1, p. 39.
6) Ibid 1, p. 40.
7) Le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison Royale de France, Paris, 1726-1733. Franck Rolland, « Palissy and the garden of the castle of Troissereux », Proceedings of the 3rd International Huguenote Conference, Franschoek, 2002, p. 161. Concernant Jean de Marivaux, nous pouvons nous demander s’il n’a pas été victime de la Saint Barthélemy, il serait alors décédé le 24 août 1572 et non pas le 22 mars 1572. En effet, seul un petit nombre de victimes est identifié, les historiens et généalogistes catholiques ayant masqué le crime en modifiant de quelques mois les dates et lieux de décès.
8) David Potter, War and Government in the French Provinces, Picardy 1470-1560, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, p. 186.
9) Ibid 8, p. 79, 103, 186.
10) Gaston Bonet-Maury, « Mémoires de la Société académique et archéologique des sciences et arts de l'Oise », t. 17, 3e partie dans Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français , tome 109, p. 210. Anne Bonzon, L'esprit de clocher, prêtres et paroisses dans le diocèse de Beauvais 1535-1650, Paris, Cerf, 1999, p. 480.
11) Mgr Alfred Baudrillart, Dictionnaire d'histoire et géographie Ecclésiastique, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1934, t. 7, p. 234.
12) Ibid 11, p. 283.
13) Le Thérain est une rivière qui passe à Troissereux avant de traverser Beauvais, pour se jeter dans l’Oise au niveau de Montataire, après être passée à Mouy et Mello. Abbé Bornert, Histoire de la Miauroy, Beauvais, 1930, p. 51.
14) Pierre de l’Estoile, Journal du règne de Henri III, Droz, Genève,1996, t. II, p. 11. Marivaux est cité dans une missive d’Henri III, Lettres, II, 344.
15) Simon Goulart, Histoire de la Ligue, Amsterdam, 1758, t. IV, p. 244.
16) Victor Leblond, Recueil Mémorables d'aulcuns cas advenus depuis l'an du salut 1573 tant à Beauvais qu'ailleurs, imprimerie départementale de l’Oise, Beauvais, 1909, p. 42.
17) Ibid 16, p. 42, 59, 144, 145, 198.
18) Ibid 7.
19) Ibid 1, p. 40.
20) A. Bonzon, Ibid 10.
21) Ibid 1, p. 72.
22) F. Benoist, Plan terrier de la Seigneurie de Troissereux, 1769, conservé dans les archives du château.
23) Bail du Moulin, daté du 6 août 1751. Contrat d'échange, daté du 27 septembre 1761. Copies conservées dans les archives du château, avec référence à un acte du 10 Octobre 1647 passé chez Maître Janin, notaire à Beauvais.
24) Bernard Palissy, Œuvres complètes, édition Cap, reprint Altair, Paris 2000, p. 57 et suivantes. Nous utilisons cette édition, dans nos références.
25) Bernard Palissy, Recette Véritable, Paris, Macula, Edition Frank Lestringant, 1996, p. 12.
26) Bernard Palissy 1510-1590- l'Ecrivain, le Réformé, le Céramiste. Mont-de-Marsan, éditions Inter-universitaires, 1992, p. 65-92.
27) Ernest Dupuy, Bernard Palissy, Paris, 1902, p. 55.
28) Léonard N.Amico, Bernard Palissy, Paris, Flammarion, 1996, p. 161.
29) Michel Racine, « Bernard Palissy », Carnets du Paysage, Actes Sud, 1998, p. 148.
30) Abbé Denys Le Sayec, un bourg du vieux Beauvaisis, Milly-sur-Thérain, éditions Notre Dame, Coutance, 1963, p. 61. Léon Mirot, Hommages rendus à la chambre de France, tome 1, Paris, Archives nationales, réimpression 1982 de l’édition de 1932-1935, p. 346, ref 3600.
31) Bernard Palissy, Recepte Véritable, édition critique par Keith Cameron, Genève, Droz, 1988, p. 27.
32) Ibid 28. Léonard N.Amico explique qu'une montagne peut être assimilée à une colline ou à un terrain élevé
33) Ibid 24, p. 436 et suivantes.
34) Dessin pour la grotte de Madame la Grand, Berlin, Kunstbibliothek, Staatliche Preussischer Kulturbesitz ( inv. Hdz 1086). Ce dessin comporte une inscription : « Le portraict de la crotte rustique qui sera en terre environ quinze piet, et le tout sera rustique tant les anymault que la massonerye et ladicte crotte a esté enventé par Madame la Grand ».
35) Jean-Hubert Martin, Le Château d'Oiron, éditions du Patrimoine, Paris, 2000, p. 37.
36) Ibid 16, p. 5.
37) Louis Dimier, « Bernard Palissy rocailleur, fontainier et décorateur de jardins », Gazette des Beaux-Arts, 6e période, 1934, vol. 12, p. 8-29.
38) Anne Allimant, « Pour une archéologie des jardins, l'Exemple de la Bâtie d'Urfé », Revue de l'Art n°129, 2000, p. 61-69.
39) Ibid 24, Discours Admirables, p. 265. «Il y avait un nommé de Trois rieux, homme curieux et de bon jugement, lequel avait une autre pierre de cristal en laquelle y avait de l'eau enclose comme en la susdite: Mais il fust bien trompé: car l'ayant baillé à un lapidaire pour tailler une larme, en la taillant trouva une petite veine par laquelle l'eau (qui n'estait pas congelée) s'enfuit[]».
40) Caspar Merian, Topographia Galliae, notes de Lucas Heinrich Wüthrich, reprint Bâle, Bärenreiter Verlag, 1970.
41) Ibid 27, p. 201.
42) Catherine Grodecki, Documents du minutier central des notaires de Paris, Histoire de l’art au XVIe siècle, Tome II, Paris, Archives Nationales, 1986, p. 248.
43) Gérard Defaux, « Rabelais Agonistes: Du Rieur au Prophète », Etudes Rabelaisiennes, Genève, Droz, t. XXXII, p. 14.
44) Ibid 24, Recepte Véritable, p. 111.
45) Rabelais, Quart Livre, édition de Mireille Huchon, Paris, Gallimard, édition Folio, 1998, p. 119.
46) Ibid 45, p. 510. L’auteur explique que l’opposition entre le catholique Quaresmeprenant et l’Andouille Niphleseth est à rapprocher de celle entre Rome et Genève. L’idolâtrie de la Loi s’oppose à celle de la Chair.
47) Ibid 45, p. 363.
48) Ibid 45, p. 363.
49) Ibid 45, p. 363. Bible, Genèse III, 9.
50) Dupont-White, La Ligue à Beauvais, Paris, Dumoulin, 1846, p. 22.
51) Ibid 8, p. 296.
52) Catalogue des actes de Henri II, Paris, Imprimerie Nationale, 1979, p.32 acte 04/21.
53) Bulletin de la société d’histoire du protestantisme français, année 1874, p.76-77.
54) Ibid 8, p. 78.
55) Ibid 8, p.195.
56) Ibid 1, p. 68.
57) Vaughan Hart and Peter Hicks, Sebastiano Serlio on architecture Books, t. I-V, Yale University Press, New Haven and London, 1996, p. 76.
58) Josiane Sartre, Chateaux « brique et pierre » en France, Paris, Nouvelles éditions latines, 1981, p. 34, 59, ill. 77.
59) Sabine Frommel, Sebastiano Serlio, Paris, Gallimard, 2002, p. 219-241.
60) Ibid 59, p. 104.
61) Ibid 59, p. 52.
62) Ibid 59, p. 83.
63) Ibid 59, p. 121.
64) Ibid 24, Discours Admirables, p. 171.
65) Ibid 59, p. 242.
66) Myra Nan Rosenfeld, Sebastiano Serlio on Domestic Architecture, New York, The Mit Press, 1978, p. 62.
67) Ibid 25, p. 27, 133, 137.
68) Ibid 59, p. 91.
69) Émile Picot, les Italiens en France au XVIe siècle, Bordeaux, Feret, 1901, p. 227.
70) Émission Metropolis présentée par François Chaslin, France Culture, 18 décembre 2002.
71) Ibid 24, p.15. Cap note dans la préface que le parc du château de Chaulnes avait été exécuté sur un plan analogue à celui proposé par Palissy. Il indiquait la présence de Figulines rustiques dans les jardins des châteaux de Chaulnes et Nesles. Le Santerre était une région ou se pratiquait le marnage des terres, auquel Palissy consacrera un chapitre des Discours Admirables. Ibid 23, p. 325-357. Philippe Seydoux, Gentilhommières en Picardie Amiénois et Santerre , Paris, Editions de la Morande, 2002, p. 182. L’auteur indique que le parti d’ensemble du château de Chaulnes rappelle celui du château d’Ancy-le-Franc.
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